Le qawwali : poésie soufie et extase

On attribue la création du style musical qawwali (de l’arabe qaul, la parole) au poète soufi du 13ème siècle Amir Khosrow Dehlavi, l’un des plus importants poètes en langue persane de l’Inde. Il aurait conçu cette musique dévotionnelle en associant des éléments de la tradition turco-persane dominante et de la culture hindoustanie locale pour qu’elle suscite l’inspiration mystique chez ses auditeurs. Principalement associée à l’ordre soufi Chishti dont est issu Amir Khosrow, surtout présent sur le sous-continent Indien, le qawwali s’écoute historiquement à l’occasion du mehfil-e samā’, le rassemblement pour le samā’, dans les mausolées des saints à l’occasion de leur anniversaire.

La séance de samā’, « audition spirituelle », est une des pratiques spécifiques du soufisme reposant sur la musique et la poésie, parfois la danse. Associées à la mélodie, au rythme, au mouvement, les poèmes d’amour mystique et de gloire au divin peuvent porter l’adepte assidu vers un état d’ivresse spirituelle, une sensation de submersion, d’extase. Le théologien Al-Ghazali (10ème siècle) déclare du samā’ qu’il n’apporte rien qui ne soit dans le cœur, mais il fait surgir ce qui est dans le cœur, sa pratique agissant  comme « un remède pour les âmes et une nourriture pour les cœurs. ». Le qawwali représente donc une forme de samā’, et de nombreux autres ordres soufis ou apparentés l’intègrent sous des modalités différentes. On parle ainsi de danse de semâ à propos de la danse des derviches tourneurs de l’ordre Mevlevi, musicalement aux antipodes du qawwali. On profite ainsi d’une grande diversité des idiomes musicaux de la samā’ de par le monde musulman, vivifiés par la démarche spirituelle qui les unit.

 

Bien que certaines écoles se référent encore à la lignée d’Amir Khosrow, le style moderne est sans doute assez différent de celui qu’il aurait pu mettre au point. Basé sur les principes de la musique d’Inde du Nord (hindoustanie), il est centré sur le ou les qawwal (chanteurs de qawwali), qui démontrent en principe très jeune un grand talent et une vocation, accompagnés d’un ensemble de choristes frappant le rythme de leurs mains, de percussions et de l’harmonium ou d’autres instruments. On compte de nombreux grands qawwals au 20ème siècle, dont les familles ont majoritairement rejoint le Pakistan après la partition (1947), même si le qawwali s’apprécie aussi toujours en Inde : les Sabri Brothers, Aziz Mian, Munshi Raziuddin ou encore Bahauddin Khan. Mais il y en a un dont la renommée est devenue planétaire, Nusrat Fateh Ali Khan (1948 – 1997), sans doute la plus grande star de la scène « world music » de tous les temps. Son immense voix, son style intense et virtuose ainsi que a discographie prolifique et ses nombreux « hits », lui ont conféré un succès sans précédent tant au Pakistan que dans le reste du monde.

Par ailleurs, cela a aussi établi un modèle de qawwali écrasant les autres. Sa propension à la fusion avec les producteurs de musique occidentaux, introduisant le qawwali à des audiences nouvelles, a également ouvert la voie à des monstres comme Coke Studio : une émission de télévision extrêmement populaire au Pakistan qui invite des musiciens traditionnels à se produire avec des arrangements et des instruments modernes occidentaux – sacrifiant « l’authenticité » de la musique mais offrant une audience et une visibilité sans précédent à ces musiciens qui en manquent cruellement aujourd’hui. Ce que le qawwali a gagné en valeur commerciale, il l’a perdu en profondeur spirituelle. A cela s’ajoute également le climat conservateur plutôt hostile aux arts sous la république islamique, et la présence soutenue des mouvements fondamentalistes. Amjad Sabri, fils d’un des mythiques Sabri Brothers et qawwal prometteur, est abattu en pleine rue à Karachi en 2016, action revendiquée par le Tehreek-e Taliban (talibans pakistanais). Ce sont parmi les raisons pour lesquelles le qawwali et les musiques traditionnelles du Pakistan sont en déclin aujourd’hui.

Mathieu Clavel

Mathieu Clavel

parcourt les routes à l’écoute des cultures, des instruments, des expressions et des ornements musicaux qui représentent la richesse du monde.

 A l’écoute du qawwali en Inde
Du 17 février au 3 mars 2024 : Voyage musical en Inde du Nord avec Mathieu Clavel
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Nusrat Fateh Ali Khan (1948-1997)

Les Frères Sabri

Iqbal Hussain Khan